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2/28/2023

Sa "Vieille" Intérieure : défi d'écriture - une nouvelle par mois

Sa "Vieille" Intérieure

13-25 février 2023

Ils se seraient dit qu’elle exagérait. Elle n’aurait, une fois encore, pas accepté de faire comme les autres. Sa volonté d’originalité l’aurait de plus en plus éloignée de la société. Elle se serait retrouvée, imperceptiblement, dans une forme d’exil civilisationnel, comme le sont tous les vieux qui ne sortaient plus, n’avaient plus de contacts qu’épisodiques avec de plus jeunes, aide à domicile exclue.

Quand tant de monde s’intimait d’écouter son Enfant Intérieur, elle n’aurait que trop tôt écouté sa Vieille Intérieure qui lui aurait soufflé d’ignorer tout ce qui ne venait pas d’elle. Qui lui aurait conseillé de rejeter tout ce qui se faisait dorénavant, par principe, et lui aurait interdit tout accès à ce qui, dès lors, ferait société. Elle se serait progressivement transformée en vieille bourrique, entêtée, grimaçante et méchante, en tout ce qu’elle aurait refusé de devenir plus tard, dans son jeune temps et même dans la primeur de son vieux temps, quand elle n’aurait été qu’une jeune vieille.

Pourtant, ils en auraient bien vu des vieux, qui se seraient enorgueillis d’être restés de vieux tromblons. Des sales vieux, des sales cons, bien vieux, bien rances, des vieux cons bien Vieille France, rances. Ah, ils auraient été fiers de leur connerie, ceux-là ! Jouissant de leur fermeture d’esprit et de leur méchanceté.

 

Mais, elle ? Qu’est-ce qui lui aurait pris de se transformer ainsi en mégère, elle, l’ancienne légère, pétulante, inapprivoisable ? Serait-elle allée au Bois d’Ormonde, se soumettrait-elle dès lors aux lois d’immondes ? Aurait-elle fait de si mauvaises rencontres qu’elle aurait dû se renfrogner, se rencogner dans son intérieur qui n’allait pas fort pour prétendument se protéger ?

 

Elle entendrait le conseil des vieux et des vieilles de la Ronde de Ravel qu’elle avait autrefois chantée en chœur : 

 

N'allez pas au Bois d'Ormonde
Jeunes filles, n'allez pas au bois,
N'allez pas au Bois d'Ormonde,
Jeunes filles, n'allez pas au bois.
Il y a plein de satyres,
De centaures, de malins sorciers,
Des farfadets et des incubes, 
Des ogres, des lutins,
Des faunes, des follets, des lamies,Diables, diablots, diablotins,
Des chèvre-pieds, des gnomes,
dDes démons,
Des loups-garous, des elfes,
Des myrmidons,
Des enchanteurs et des mages,
Des stryges, des sylphes,
Des moines-bourrus,
Des cyclopes, des djinns, gobelins, korrigans, nécromants, kobolds...
Ah !
N'allez pas au Bois d'Ormonde,
N'allez pas au bois.

Quelle mouche l’aurait piquée ? Elle-même se le demanderait aussi parfois. Que lui serait-il arrivé pour que cette vieille harpie lui tombe dessus, manteau trop lourd qu’elle peinerait à porter. Elle poserait hypothèse sur hypothèse. Elle se serait interrogée, incessamment.

Serait-elle devenue paranoïaque ? N’aurait-elle fini par croire qu’elle n’avait que des Ennemis Intimes ? Que le monde entier lui en voulait ? Aurait-elle été plutôt bipolaire en phase mélancolique, en phase merdique. Elle aurait remarqué des phases joyeuses et des phases sombres. Mais tout le monde n’aurait-il donc pas ses bons et ses mauvais jours ? Cela n’aurait rien prouvé. Aurait-elle été un de ces zèbres dont elles se serait autrefois moquée, pensant qu’ils n’étaient, comme elle, que des gens qui avaient souffert d’une enfance brisée par une violence psychologique innommable, tout heureux de se trouver autre chose qu’une enfance saccagée par quelque mauvais sort ? Aurait-elle été un de ces hauts potentiels, ces HPI à la mode de ses deux, à la mords-moi le nœud, qui ne savaient quoi s’inventer pour se distinguer ? Comme elle, tiens ! Elle le saurait. N’aurait-elle pas plutôt été Aspie ? Autiste Asperger de haut niveau intellectuel, neuro-atypique présentant des troubles du spectre autistique de leur petit nom acronymique TSA ? Voire les deux, ensemble ? HPI + TSA ? Zèbre Aspie ou Aspie Zèbre ? Ne serait-elle pas tout simplement arrivée au bout de son rouleau, trop compressée ? N'en pourrait-elle plus de sa résilience à toute épreuve ? N’aurait-elle pas craqué sous le poids des coups répétés d’une vie de yoyo qui ne l’aurait que peu épargnée ?

Non, elle aurait trouvé la clé du problème en se souvenant du dessin animé de Michel Ocelot, un peu effrayant pour les enfants avec ses fétiches malfaisants. Elle aurait été Karaba, la cruelle sorcière du conte et attendrait que quelque Kirikou lui ôtât l’épine dans le dos qui la faisait mortellement souffrir et la rendait si odieuse dans toute la contrée. Elle aurait été le fameux lion du Nouveau Testament, une épine dans la patte, attendant que son Saint Jérôme le guérît, lui sauvant ainsi la vie, ce lion que l’on aurait toujours vu, sans savoir pourquoi, représenté dans les musées, flanqué de son Saint sauveur.

Elle attendrait qu’on la sauvât elle aussi. Sans avoir à le demander. Et toujours, jamais, personne. Personne ne serait là. Pour elle.

Alors, elle prendrait son courage à deux mains et s’ôterait…

La vie ?

Sûrement pas !

L’épine du pied ou du dos ?

Que nenni !

Elle prendrait enfin son courage à deux mains et s’ôterait elle-même ce qui la ferait souffrir. Elle accepterait enfin de se faire soigner. Oh ! Pas le corps ! Ça, elle aurait toujours accepté de se le faire soigner. Non. La tête. Le psychisme. Elle prendrait rendez-vous chez ce bon psychiatre, efficace et gentil, qu’on lui aurait autrefois recommandé, priant - quoique très athée de toute croyance irrationnelle - pour qu’il n’eût pas, entre temps, lui aussi, écouté son Vieux Intérieur et soit à son tour devenu quelque vieux con atrabilaire et prît encore quelque nouveau patient dans un grand besoin. Une nouvelle patiente, âgée. Une vieille, quoi. Ne serait-il pas trop tard ? N’aurait-elle pas trop attendu ? Elle prierait, elle, la vieille mécréante, pour que cette dernière solution enfin la soulageât.


© Simone Rinzler | 13-25 février 2023 - Tous droits réservés

À L'Atelier de L'Espère-Luette

Cette nouvelle a été initialement postée sur Zodiac Writing Challenge, 5ème édition 2023, Forum créé par Sturm, dans le cadre d'un défi d’écriture pendant un an : une nouvelle par mois. 


Joseph Maurice Ravel (7 March 1875 – 28 December 1937) was a French composer, pianist and conductor. He is often associated with impressionism along with his elder contemporary Claude Debussy, although both composers rejected the term. In the 1920s and 1930s Ravel was internationally regarded as France's greatest living composer. Trois Chansons (1914-15) lyrics: Maurice Ravel 1. Nicolette 2. Trois beaux oiseaux du paradis 3. Ronde BBC Singer conducted by Simon Joly
Pour écouter uniquement la Ronde dont il est question dans la nouvelle, cliquer sur le lien ci-dessous et aller directement à 4'35 :
 
 



 


2/10/2023

Le Vœu : secret ou pas secret ? Défi d'écriture - une nouvelle par mois

Le Vœu : secret ou pas secret ?

31 janvier - 2 février 2023

Elle aurait travaillé Le Secret, la partition de Fauré qu’elle devait bientôt chanter :

Je veux que le matin l’ignore,

Le nom que j’ai dit à la nuit

Et qu’au vent de l’aube, sans bruit,

Comme une larme, il s’évapore.

Dans son esprit, le piano aurait continué sa partie solo, entre les deux quatrains.

Elle se serait arrêtée. Qu’aurait-elle fait comme vœu, si elle avait eu le choix ? Le vœu du secret aurait-il eu sa faveur ? Elle n’en aurait pas été certaine. Elle aurait préféré crier son amour au monde plutôt que le cacher. Crier le nom de son amour élu. Pourquoi ce vœu de secret, quand on sait que le silence enferme, emprisonne et clôt toute ouverture sur le monde.

Elle aurait fait le vœu que l’on sache combien elle l’aimait. Il n’y aurait pas eu lieu d’en faire secret. Son vœu aurait été de chanter son nom sur tous les tons, à tous les temps, partout, tout le temps. De dire son nom, l’écrire, le chérir, le penser, le prononcer. Sans le crier. Mais le chanter, le poétiser. Jusqu’à ce que Amour soit là, devant elle, près d’elle, derrière elle, l’entourant de ses bras, de son corps, de sa chaleur, du velouté de sa peau si fine par endroits.

Elle aurait voulu son corps, là, ici, maintenant, tout de suite. Elle l’aurait appelé, encore et encore, jusqu’à son retour. Elle l’aurait chéri, attendu, rêvé, fantasmé. Jusqu’à son arrivée.

Elle n’aurait plus pu s’accorder aux paroles de ce chant, si beau, si doux, si poétique. Si faux.

Elle l’aurait voulu là, avec elle. Pleinement là. À lui prendre la main, lui caresser le cou, doucement, sur la nuque, sur le pourtour des oreilles, là où le frisson s’élève.

Elle l’aurait attendu toute la journée, jusqu’à son retour aimant, vaillant, enveloppant. Elle n’aurait pu continuer de chanter. Elle aurait repris ce qu’elle croyait être la suite du poème d’Armand Silvestre, écoutant vaguement son esprit déchiffrer les notes :

« Et qu’au bout de l’ombre, Tin Din,

Comme un grain d’encens, il s’enflamme… »

Elle se serait trompée. Elle aurait lu les paroles, sans plus entendre le chant de Fauré.

« Je veux que le jour le proclame

Le nom qu’au matin j’ai chanté »

Elle aurait essayé de se souvenir de la suite. Impossible. Son cœur, son corps s’y seraient refusés :

Et sur mon cœur ouvert, penché,

Comme un grain d’encens, il s’enflamme »

Ce vœu n’aurait pas été le sien, elle s’y serait opposée.

Elle aurait dû ruser. Repenser à son romantisme d’antan. Réfuter le désir des corps, de son corps, le désir de dire son nom, encore et encore, enivrée de l’invasion de la chimie des hormones, des endorphines qu’elle ressentait à la seule pensée de son nom, étourdie par l’envie de sa présence ici.

Non. Ce ne pourrait être un secret. Ce nom, elle ne pourrait l’évoquer à mi-mot, le cacher. Il lui faudrait le crier, la voix rauque, dans une décharge convulsive. Irrépressible.

Elle aurait feuilleté les pages des trois volumes de chansons françaises, frénétique. Elle aurait cherché ce qu’elle aurait pu chanter à la place, avec sincérité, dans l’authenticité de l’amour vrai.

« Au Bord de l’eau » ? Trop immature pour son désir déjà fébrile.

Elle aurait senti un léger tremblement vers le haut des cuisses, un frémissement du côté des lèvres, oh ! pas les visibles, les rieuses de son visage, les rose framboise. Les autres. Les cramoisies, les violines, les sombres lèvres de la maturité, gourmandes, avides. Celles qui, d’une sourde lueur foncée, aux teintes menaçantes, couleur de chair maturée, entouraient la peau rosée la plus tendre.

Penser à son seul nom, à sa présence prochaine animait involontairement les muscles de son…

Elle ne pourrait pas penser, ni dire le mot. Elle serait déjà dans la moiteur marine et salée de l’exaltation. Elle n’aurait plus envie de chanter.

Intensément, silencieusement, intérieurement, elle pousserait le cri de son nom. Il devrait venir vite. Avant que le désir ne retombât et que la routine des jours ne les emportât dans la banalité du soir.

Elle aurait voulu,

Elle aurait voulu,

Que qui porterait ce nom secret arrivât, la comblât sur le sofa, le tapis, en ré, en sol, en fa, en mi contre le chambranle de la porte palière, sur la cuisinière. La transportât ailleurs, dans l’ailleurs du plaisir, loin de la sublimation du chant, du désir de l’irréel, dans le bonheur de l’ici et bien là.

Là.

Maintenant.

Elle saurait ce qu’elle voudrait. Sa présence. Sa chaleur. Sa douceur et sa force combinées. Sa suave virilité.

Ce ne serait pas un secret. Elle saurait quel serait son vœu. Impérieux.

© Simone Rinzler | 2 février 2023 - Corrigé le 9 février 2023 - Tous droits réservés 

À L'Atelier de L'Espère-Luette 

Pour écouter la magnifique interprétation du duo Bénédicte Hilbert (Soprano) et Fabrice Pqrmentier (piano)



 

Cette nouvelle a été initialement postée sur Zodiac Writing Challenge 5ème édition 2023 Forum créé par Sturm, dans le cadre d'un défi d’écriture pendant un an : une nouvelle par mois. 

Paysage de brume #2

Aquarelle © Simone Rinzler