Le Vœu : secret ou pas secret ?
31 janvier - 2 février 2023
Elle aurait travaillé Le Secret, la partition de Fauré qu’elle devait bientôt chanter :
Je veux que le matin l’ignore,
Le nom que j’ai dit à la nuit
Et qu’au vent de l’aube, sans bruit,
Comme une larme, il s’évapore.
Dans son esprit, le piano aurait continué sa partie solo, entre les deux quatrains.
Elle se serait arrêtée. Qu’aurait-elle fait comme vœu, si elle avait eu le choix ? Le vœu du secret aurait-il eu sa faveur ? Elle n’en aurait pas été certaine. Elle aurait préféré crier son amour au monde plutôt que le cacher. Crier le nom de son amour élu. Pourquoi ce vœu de secret, quand on sait que le silence enferme, emprisonne et clôt toute ouverture sur le monde.
Elle aurait fait le vœu que l’on sache combien elle l’aimait. Il n’y aurait pas eu lieu d’en faire secret. Son vœu aurait été de chanter son nom sur tous les tons, à tous les temps, partout, tout le temps. De dire son nom, l’écrire, le chérir, le penser, le prononcer. Sans le crier. Mais le chanter, le poétiser. Jusqu’à ce que Amour soit là, devant elle, près d’elle, derrière elle, l’entourant de ses bras, de son corps, de sa chaleur, du velouté de sa peau si fine par endroits.
Elle aurait voulu son corps, là, ici, maintenant, tout de suite. Elle l’aurait appelé, encore et encore, jusqu’à son retour. Elle l’aurait chéri, attendu, rêvé, fantasmé. Jusqu’à son arrivée.
Elle n’aurait plus pu s’accorder aux paroles de ce chant, si beau, si doux, si poétique. Si faux.
Elle l’aurait voulu là, avec elle. Pleinement là. À lui prendre la main, lui caresser le cou, doucement, sur la nuque, sur le pourtour des oreilles, là où le frisson s’élève.
Elle l’aurait attendu toute la journée, jusqu’à son retour aimant, vaillant, enveloppant. Elle n’aurait pu continuer de chanter. Elle aurait repris ce qu’elle croyait être la suite du poème d’Armand Silvestre, écoutant vaguement son esprit déchiffrer les notes :
« Et qu’au bout de l’ombre, Tin Din,
Comme un grain d’encens, il s’enflamme… »
Elle se serait trompée. Elle aurait lu les paroles, sans plus entendre le chant de Fauré.
« Je veux que le jour le proclame
Le nom qu’au matin j’ai chanté »
Elle aurait essayé de se souvenir de la suite. Impossible. Son cœur, son corps s’y seraient refusés :
Et sur mon cœur ouvert, penché,
Comme un grain d’encens, il s’enflamme »
Ce vœu n’aurait pas été le sien, elle s’y serait opposée.
Elle aurait dû ruser. Repenser à son romantisme d’antan. Réfuter le désir des corps, de son corps, le désir de dire son nom, encore et encore, enivrée de l’invasion de la chimie des hormones, des endorphines qu’elle ressentait à la seule pensée de son nom, étourdie par l’envie de sa présence ici.
Non. Ce ne pourrait être un secret. Ce nom, elle ne pourrait l’évoquer à mi-mot, le cacher. Il lui faudrait le crier, la voix rauque, dans une décharge convulsive. Irrépressible.
Elle aurait feuilleté les pages des trois volumes de chansons françaises, frénétique. Elle aurait cherché ce qu’elle aurait pu chanter à la place, avec sincérité, dans l’authenticité de l’amour vrai.
« Au Bord de l’eau » ? Trop immature pour son désir déjà fébrile.
Elle aurait senti un léger tremblement vers le haut des cuisses, un frémissement du côté des lèvres, oh ! pas les visibles, les rieuses de son visage, les rose framboise. Les autres. Les cramoisies, les violines, les sombres lèvres de la maturité, gourmandes, avides. Celles qui, d’une sourde lueur foncée, aux teintes menaçantes, couleur de chair maturée, entouraient la peau rosée la plus tendre.
Penser à son seul nom, à sa présence prochaine animait involontairement les muscles de son…
Elle ne pourrait pas penser, ni dire le mot. Elle serait déjà dans la moiteur marine et salée de l’exaltation. Elle n’aurait plus envie de chanter.
Intensément, silencieusement, intérieurement, elle pousserait le cri de son nom. Il devrait venir vite. Avant que le désir ne retombât et que la routine des jours ne les emportât dans la banalité du soir.
Elle aurait voulu,
Elle aurait voulu,
Que qui porterait ce nom secret arrivât, la comblât sur le sofa, le tapis, en ré, en sol, en fa, en mi contre le chambranle de la porte palière, sur la cuisinière. La transportât ailleurs, dans l’ailleurs du plaisir, loin de la sublimation du chant, du désir de l’irréel, dans le bonheur de l’ici et bien là.
Là.
Maintenant.
Elle saurait ce qu’elle voudrait. Sa présence. Sa chaleur. Sa douceur et sa force combinées. Sa suave virilité.
Ce ne serait pas un secret. Elle saurait quel serait son vœu. Impérieux.
© Simone Rinzler | 2 février 2023 - Corrigé le 9 février 2023 - Tous droits réservés
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