À l'atelier (suite)
Dans l’atelier de tailleur, c’était bien différent. J’y allais, la
peur au ventre, à la rencontre d’un monde autre, inconnu. Un monde d’hommes. Un
monde d’hommes d’ailleurs. Ils venaient tous d’ailleurs et avaient atterri ici,
dans le quartier de la Bourse à Paris, dans la pagaille de cet atelier crasseux
d’où sortaient de belles pièces sur mesure.
À l’atelier, les hommes riaient. Gueulaient. S’engueulaient
beaucoup. Et s’adoraient. Sans se le dire. L’engueulade et la moquerie étaient
leur façon de se dire leur amitié. Leur compagnonnage. Tous n’étaient pas amis
ensemble. Mais il circulait beaucoup d’affection.
L’été, les conditions de travail y étaient éprouvantes. Les fers à
repasser avec leur énorme tuyau pour faire passer la vapeur — c’étaient des
fers à repasser professionnels — rejetaient une épaisse fumée de vapeur d’eau.
On y cuisait copieusement.
Chacun avait sa ou ses spécialités. Ce n’était pas l’atelier de
mon père. Lui, était le fils du patron. Mon grand-père croyait y régner en
maître. Ce n’est pas à l’atelier qu’il régnait, mais dans le salon. Là où il
créait, avec chacun de ses clients, le costume, ou les costumes, qui les
feraient briller en société et établiraient leur statut.
Mais l’atelier…
L’atelier, c’était là où se reformait, cela me revient à l’esprit
maintenant, un succédané de shtetl,
un ersatz de ghetto. Car tous les clients étaient boursiers. Et tous les clients
étaient juifs. Des Juifs d’Europe Centrale. Je ne savais pas à l’époque que
l’on disait Ashkénazes. Et je ne
savais pas encore ce qu’était un Juif. Mais je savais qu’ils étaient juifs. Ils
étaient chez leur tailleur et ils étaient d’ailleurs. Ils parlaient des langues
étranges. Avaient de drôles d’accents.
Peut-être bien que c’est à l’atelier de tailleur pour hommes que
j’ai eu mes premiers contacts avec le monde. Avec le monde des hommes. Avec le
monde des hommes d’ailleurs. Que je suis, avec terreur, sortie du cocon
maternel, du gynécée matrilinéaire que formaient ma mère et sa mère, ma
grand-mère maternelle, qui habitait chez nous. Je partageais ma chambre avec
cette femme que ma mère adorait, respectait, et, je le sais aussi, qu’elle
craignait. On ne sentait entre elles aucune chaleur. Aucune tendresse. Le
devoir. Rien que le devoir. Des femmes de devoir.
Mon père régnait sur l’atelier. Il ne régnait pas en maître. Ce
n’était pas lui le maître, le Maître-Tailleur. Il régnait en bonhomme. Jovial.
Rieur. Plaisantin. Il adorait plaisanter. C’était lui qui créait cette curieuse
ambiance chaleureuse de l’atelier. Cette chaleur de la vie et des éclats qui me
faisaient si peur. Me terrorisait quand j’y arrivais. Et dont je repartais
heureuse, après avoir regardé les hommes travailler, s’engueuler, se taquiner,
sourire. Je me souviens du sourire tendre d’un homme jeune, blond et frisé —
peut-être — aux yeux bleus — peut-être. Il avait une sorte de drôle de grosseur
sur la joue, une sorte de kyste ou de verrue, un gros grain de beauté saillant,
rond et pâle, et cette excroissance riait quand il souriait. Je ne me souviens
plus de son nom. Peut-être était-ce Pepino. Mais Pepino étant un nom italien,
il aurait dû être brun ? Cet homme au visage curieux était peut-être beau.
Je ne trouvais pas les hommes beaux. Pas encore.
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