Bon, on reprend maintenant ? (c'est un peu long comme prologue. On dirait Tristram Shandy).
Bon, on reprend maintenant ? (c'est un peu long
comme prologue. On dirait Tristram Shandy). Allez, je me
concentre. Je ne voudrais pas faire mon narrateur à la Rushdie. On se croirait
dans Les Enfants de minuit.
Je reviens à l'écriture. La prétendue scriptothérapie
de la chercheuse d'hier soir.
Mais, mon
pauvre ami, écrire est une pathologie. Une pathologie grave, même. C'est une
addiction terrible. Une fois que tu y as pris goût, tu ne peux plus t'en
passer. Tu préfères écrire que vivre. Tu ne vis plus que pour cela. Plus rien
d'autre ne t'intéresse. Le reste peut bien crever la gueule ouverte, tu t'en
fous, toi, du moment que rien ne t'empêche d'écrire. Ou de réfléchir à ce que
tu vas écrire. Ou de relire ce que tu as écrit, jusqu'à ce que ça te plaise et
que tu sois prêt à le faire lire. Tu as l'écriture dans la peau. Une fois que
tu as commencé, tu ne peux plus t'arrêter. C'est comme faire l'amour. Une fois
que tu as commencé, tu ne peux plus t'arrêter. Tu veux recommencer, encore et
encore. Sans arrêt. Enfin, là, j'exagère un peu. Il faut bien s'arrêter un peu,
aller travailler, faire ses courses, ses papiers, ses démarches, son sport,
voir du monde, des amis. Tu ne peux pas faire l'amour tout le temps. Ça
t'épuiserait un tel marathon sexuel. Faudrait tout de même voir à ne pas se
vanter, à ne pas exagérer. Mais tout de même, une fois que t'as commencé à
faire l'amour, tu n'envisages plus jamais d'arrêter. C'est trop bon. Ben,
écrire, c'est pareil. Une fois que tu sais comme c'est bon, tu te demandes
comment tu as pu vivre sans, avant. Bah, t'as bien eu des petites expériences
infantiles ou adolescentes, mais on t'a vite fait comprendre qu'écrire n'est
pas un métier respectable. Un peu comme pute ou maquereau. Alors tu as fait des
études pour avoir un métier respectable. Un métier bien pour une femme / un
métier bien pour un homme (biffer la mention inutile). Un métier sûr. Un
vrai métier. Avec un vrai savoir-faire, une vraie utilité. Un truc utile à la
société, quoi. Un métier stable, fiable. Un métier respectable. Un métier
honnête. Un métier de fils ou de fille de braves gens qui se sont toujours
démerdés tous seuls, sans chouiner, sans jamais se plaindre, trimant dur
pour ramener le pain, le bifteck et la salade à la maison. Pas un métier de va-nu-pieds.
Pas un métier de con. Ni un métier à la con. Un métier dont les parents
pourront être tous fiers en disant Mon fils est ................ (remplir
les pointillés, SVP), Ma fille est ............. (remplir les pointillés, SVP).
Un vrai métier, quoi. Pas saltimbanque, clown, danseur de claquettes, entarteur
patenté ou écrivain.
Bon, alors, il va falloir que je choisisse mon nom.
Mon nom de plume, comme on dit en anglais dans le texte. Il va donc me
falloir procéder à la première étape. Trouver le nom sous lequel je vais
publier. Allez ! Foin de tergiversations ! Action !
Le choix du nom d'auteur
Le choix d'un nom d'auteur est une aventure toute
particulière. Pour s'éloigner au maximum de l'autobiographie et s'approcher au
plus près de la fiction (si tant est que la fiction soit si loin du réel
qu'elle ne puisse présenter la vérité du réel), on peut choisir de taper très
loin de son nom. Mais on sait que l'inconscient joue des tours à l'écrivain et
que plus on cherchera à s'éloigner de son nom, plus on sera le jouet de forces
inconnues de soi. Le nom ainsi choisi risque de devenir bien trop facilement
déchiffrable par ceux dont l'auteur voulait éviter d'être reconnu.
Accessoirement, ce pseudonyme, aussi savamment inventé qu'il se doit, ou plutôt
se devrait, sera décrypté avec une aisance confondante par quelque autre
importun - auquel l'auteur n'avait même pas pensé - entraînant, par une
succession de réactions en chaînes inédites, d'autres mésaventures imprévues,
plus graves que celles craintes par l'auteur dans la quête d'une couverture
patronymique. Fort logiquement, un nom d'auteur ne saurait être trop proche de
l'état civil exact de l'auteur si ce dernier répugne à publier sous son nom,
pour quelque évidente ou obscure raison que ce soit.
La question du patronyme n'est d'ailleurs pas la
plus cruciale. Le choix du hasard pour la première lettre, puis du hasard du
nom de famille dans un vieil annuaire papier reste encore le moyen le plus sûr
de s'éviter le tracas d'un choix qui retarderait la mise en œuvre du grand
œuvre rêvé. Il ne faut trouver qu’un vieil annuaire papier ou se rendre sur des
réseaux sociaux.
Le patronyme est arbitraire. Un être tout neuf
naît dans une famille - ou non-famille - donnée, par le hasard d'une rencontre
de gonades, au gré d'une vélocité spermatozoïdienne fortuite. Le nom du Père ou
de la Mère ne fait (encore) rien à l'affaire. Du moins, tant que cet être tout
neuf n'est pas encore né, et surtout pas encore fantasmé dans l'esprit de sa
mère, de son père, ni celui de ses grands-parents ma-ou-paternels et encore
moins de la femme du boucher de Jean-Jacques.
Le choix du prénom est autrement plus
significatif. À moins de choisir un prénom à l'ambiguïté genrée (Dominique est l'idéal, clairement plus ambisexe que Camille, plus rarement masculin, et Claude, nettement
moins féminin), se pose déjà vraiment la question de l'identité de l'auteur
dans ce qu'il y a de plus discriminant, bien au-delà de l'origine des
patronymes. Prénom féminin ou masculin ? Tout se joue déjà là. Le lecteur, tout
comme la lectrice, se fera une représentation différente de l'auteur et y
encodera dès à présent, et totalement à son insu, tous les clichés et poncifs
les plus stupides et éculés, même, je dis bien même, s'il ou elle est un
intellectuel critique affûté.
Le livre est-il écrit par un homme ou une femme ?
Dès que tout doute est levé, le lecteur, qui est aussi la lectrice, dépose les armes,
repose ses méninges et se repose sur son système limbique. La lecture est déjà
biaisée. Ne sera un tour de force littéraire que l'écriture de la vie psychique
d'une femme de la part d'un homme. Le contraire ne sera pas perçu comme la
copie de la littérature classique écrite par de vieux mâles blancs occidentaux,
Old White Males, comme on le dit en anglais dans le cadre des études
postcoloniales.
D'où l'intérêt, pour nos futurs écrivains,
écrivains amateurs et écrivains en formation de bien choisir un nom de plume
s'ils ne peuvent se résoudre à prétendre un jour publier sous leur nom.
Le choix du sexe du narrateur
Le narrateur n'est pas nécessairement genré. En
français de tous les jours, cela signifie qu'il n'est pas indispensable que le
narrateur soit clairement identifié ou identifiable comme un homme ou une
femme. Le choix du sexe du narrateur n'est en rien une obligation. Je puis
ainsi continuer à jouer, sinon sur l'ambiguïté, du moins sur l'indétermination.
Mais cette absence de choix peut modifier du tout au tout la lecture du roman.
Pour un roman qui se présente comme une autobiographie fictive sous le
sous-titre d'autographie intellectuelle à la première personne, le choix
Non, mais c'est pas fini, là ?
Non, mais c'est pas fini, là ?
- Mais putain d'merde, chier ! T'en n'as pas marre
d'nous faire chier comme ça, à pérorer, et
gna-gna-gna, et gnan-gnan-gnan. Ça va pas finir, ces conneries, oui ? Non,
mais, tu t'es vue ? Tu t'es vue, là ! T'essaie d'nous faire ton cirque, genre
ch'uis cultivée, ch'uis une fille bien. Tu vois pas qu'tu nous gonf', là ? Tu
vois pas, ça ? Ça passe pas dans ta petite tête d'universitaire de mon cul !
Mais, on s'en fout d'tes précautions oratoires, de tout ton savoir, de ta
trouille de publier en ton nom, de ta trouille d'écrire en ton nom. De tes
p'tites névroses de pauvre petite fille vieille et de toutes tes jérémiades que
tu n'oses pas écrire de peur pour ta réputation, pour ta famille, tes amis. Tu
vois pas qu'tu nous emmerdes. Y va pas enfin commencer, ton roman, ton écrit,
ton putain d'récit machin-truc, là ? Tu vas nous faire perdre not'temps encore
longtemps ? Tu vois pas qu't'arrives pas à décoller ?
Elle pensait que si. Elle le savait bien. Elle le
voyait bien. Elle le sentait bien. Lucide. Cruellement lucide. Elle voyait tout
ce qui bloquait. Elle savait ce qui bloquait. Elle n'avait vraiment jamais osé.
Comment ça, je n'ai jamais osé ! Mais je n'ai fait
que cela ! Toute ma vie ! Oser. Oser. Oser.
Oser pour ne pas crever. Dire pour ne pas se
taire. Dire pour exister. Écrire pour exister. Chanter pour exister. Oser pour
exister. Oser exister. Passer des concours, des diplômes, écrire une thèse,
puis un livre pour l'Habilitation à Diriger des Recherches, publier des
articles de linguistique anglaise, de stylistique anglaise, de philosophie du
langage. Écrire et lire à en perdre le sommeil, le boire et le manger, à en
perdre même le rire et le baiser. Devenir la cheville ouvrière d'une société
savante. S'y investir à fond pendant des années. Lire, corriger, évaluer,
publier les autres, les mettre en valeur. Enseigner avec l'idée républicaine
que l'enseignant doit garder toute la modestie nécessaire devant la réussite de
ses élèves, de ses étudiants. Enseigner, ne penser qu'à cela. Penser à ses
cours. Chercher sans arrêt, dimanches inclus, year in, year out,
vingt-quatre heures sur vingt-quatre, les textes pertinents pour le programme,
les textes et les idées intéressants pour les étudiants, pour que, même si le
cours au programme n'est pas leur tasse de thé, tu saches qu'ils n'ont pas
perdu leur temps, que tu leur auras été utile, et que même s'ils t'oublient un
jour - car ils t'oublieront, sur la quantité, forcément, ils t'auront presque
tous oubliée - tu sauras que tu auras fait partie de l'agencement collectif
d'énonciation à la source de leur émancipation, de leur grandissement vers
l'âge d'adulte et vers leur futur de citoyens responsables et de gens bien.
Mais tu te caches. Derrière ta modestie, ta fausse modestie d'ambitieuse
féroce. Tu ne veux pas être rien. Tu crèves de l'humiliation d'être prise pour
une moins que rien. Tu renies en partie tes origines, les deux, la « bonne »
et la « mauvaise ». Elles sont interchangeables dans cette
qualification méliorative ou péjorative selon le lieu où tu te trouves, le
milieu que tu fréquentes et aucune n'est en réalité ni la bonne, ni la mauvaise.
Tu es juste prise entre deux feux, deux cultures, deux religions et surtout,
surtout, deux milieux sociaux et tu bricoles ton identité de fille d'un mariage
mixte forcé par la grossesse imprévue de ta mère, fille de Commandant décoré de
la Légion d'Honneur, de la Croix de Guerre et de la Croix d'Afrique, qui a
« fauté », par amour, avec un petit Juif obèse, fils de tailleur,
enfant de parents émigrés d'Europe Centrale, Hongrois, Roumains, Polonais… Les
frontières ont tant changé qu'on n’a jamais su le dire vraiment, on taisait
tout. La famille de ton père, incroyable, n'est-ce pas ?, semblait être la
seule à n'avoir perdu ni famille ni ami pendant la guerre, alors que ta mère,
enfant, avait atrocement souffert de l'Exode. Va comprendre, quand on ne te dit
pas tout, qu'on ne te dit jamais trop rien, qu'on élude tes questions, ou quand
on t'abreuve de souvenirs que l'on te somme de te souvenir au point où tu as
deux mémoires, la tienne, et celle que l'on n'a cessé de t'imposer...
Tu te fabriques une persona respectable. Tu
en crèves de ne pas avoir eu la reconnaissance que tu méritais. Tu paies ta
timidité, ta pétoche, ta peur de ne pas savoir t'imposer, tes manières de trop
t'imposer, surjouant la fille à l'aise, bien partout, la fille tout terrain,
alors que plus tu avances, de mois en mois d'abord, puis d'années en années,
plus tu as le sentiment que tu régresses, que tu es de moins en moins à l'aise,
que tu es corsetée, engoncée, révoltée.
Rejette ta fidélité à un système que tu as aimé,
aimé d'amour, d'amour passionné, d'amour fou. Divorce. Divorce de la faculté,
comme tu as divorcé du mari qui te trompait, te bafouait, te bouffait ton
énergie, te minorait, te minait et ne te méritait pas.
Divorce. Casse-toi.
Accepte que l'histoire d'amour est terminée et que
depuis plus de trois ans, tu faisais semblant. Tu n'y croyais plus. Tu n'avais
plus envie. Accepte que depuis un an, tu t'es enfin mise à écrire, que c'est
cela que tu veux faire maintenant. Ne t'enfonce pas dans la dépression, enfin
pas davantage, à essayer de croire encore aux fables que toi seule te racontes
à propos de ton boulot. Tu en as marre. Tu n'en peux plus. Tu as craqué. N'as
pas fini la fin de l'année universitaire. Cinq semaines de congés en mai-juin.
N'as pas pu partir en vacances cet été-là tellement tu étais mal. N'as pas
repris pour la rentrée, même pour quelques examens qui normalement, auraient
dû, auraient pu être envoyés, expédiés rapidement, tu n'avais exceptionnellement
presque rien cette année en septembre. Tu as demandé un Congé de Longue Maladie
(CLM). Et tu es tellement mal, tellement névrosée, nécrosée par ton éducation
de petite fille bien sage, que tu préfères crever à petit feu, enfin, ici,
plutôt à gros bouillons, te jouer la fille cool qui profite de la vie alors que
tu en crèves de ne plus avoir de statut. De statut enviable, I mean. Tu
es passée de l'autre côté. Du côté de la précarité. De la précarité en matière
de santé. Du côté de la vulnérabilité. Tu vas vivre les 9 mois qui viennent à
attendre une retraite que tu as crainte toute ta vie, que tu as voulu mater en
voulant devenir Professeur des Universités pour pouvoir continuer à exister
socialement, à travailler, à t'occuper, à lutter contre ta peur du vide, ta
peur de la mort. Tu as été conditionnée à travailler. Femme de devoir d'une
longue lignée de femmes de devoir, tu es le contraire de ce que tu crois. Tu te
vois courageuse, sérieuse, fidèle, aimable, mais tu te leurres. Tu es lâche. Tu
es paresseuse. Tu es minable. Tu n'oses pas faire ce que tu veux par peur
d'offenser, de ne pas plaire aux autres, de ne pas assez prendre en compte la
sensibilité des autres. Ton empathie pour l'autre te ligote. Tu as toujours
refusé l'égoïsme chez les autres. Pourtant. Tu te sais narcissique. Tu sais
qu'on le dit de toi. Alors ? Tu as peur de quoi ? De vivre ? Encore une fois.
Allez, ma fille, prend ton courage à deux mains, et, une fois encore, accepté
de divorcer.
Divorce de l'université. Divorce de l'Éducation
Nationale. Sors de l'école. Il est temps. Tu as tout juste 59 ans.
Il est temps de quitter l'école. De faire ta vie
ailleurs, comme tout le monde. Et peut-être, comme toujours, tu souris déjà
rien que d'y penser, pas vraiment tout à fait comme tout le monde, pas tout à
fait comme les autres. Tu n'es pas seule. Ton Milou, tes filles te soutiennent,
t'aiment et tu les aimes. Ton fils aussi, sûrement, t'aime, mais tu sais que tu
ne peux rien faire pour sa douleur. Tu es une écorchée de la vie, mais tu as
toujours fait plus que survivre. Ce n'est qu'une dépression de plus. Là, il est
temps d'agir. Écris. Écris ce texte, ce grand cri. Vis.
Action !
Le plus simple est d'y aller carrément,
franchement, sans détour.
Ah ! C'est mal parti là... Trois qualificatifs
pour dire qu'on y va, c'est largement trop.
Abrège.
Au fait !
C’est bon. J’y vais.
© Simone Rinzler | dernier trimestre 2013 - 4 mai 2015 - Tous droits réservés
Ça dépote à L'Atelier de L'Espère-Luette
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