#2AA Anamnèse de l’amnésie
Elle avait un trouble de l’accommodation
Récit (Version #1)
5 novembre 2015
Elle avait un trouble de l’accommodation. Ses yeux
partaient en goguette, se fixaient dans le vague, n’accommodaient pas.
Ses yeux ne s’accommodaient pas. Elle ne
s’accommodait pas.
Elle ne s’accommodait pas du monde social.
Elle avait lu Bourdieu, avait acquiescé à son Si je peux supporter le monde social, c’est
que je peux m’indigner.
Elle ne pouvait pas s’indigner. Elle ne pouvait
plus s’indigner. Elle ne pouvait plus s’accommoder de la seule indignation.
Elle ne s’accommodait pas. Elle n’était plus commode. Elle trouvait que c’était
trop facile, trop commode, que cela ne suffisait pas.
L’indignation commode, et pourquoi pas son cul
dessus ?, s’indignait-elle, seule, devant son meuble à tiroirs, à tenter
de ranger les vestiges de son passé qui ne voulait pas passer.
Elle avait un trouble de l’accommodation.
L’accommodation, elle en avait soupé. Elle avait
une indigestion de l’accommodation. On s’accommode. On s’accommode. Et puis, un
jour, on ne s’accommode plus. On se trouve, le regard vague, dans le vague,
pendant une réunion. On ne s’accommode pas, on ne s’accommode plus des
explications alambiquées : Alors, tu
vois, tu comprends ?, pour la bonne gouvernance du département… tu
comprends …,… se mettre en conformité avec…, tu comprends ?..., tu
comprends…, la DFPTG…, en synergie avec
la CCODP,… tu comprends ?,… Le COF de la DGIP…, … pondéré par…, tu
comprends ?..., le directeur Europe de la branche Synergie Europe spécialement dépêché de Dublin continuait son
monologue, tutoyant l’assemblée, la berçant de son doux accent si charmant. Il
était intarissable. C’était un sportif de haut niveau de la tchatche nordique,
endurante, lancinante, insistante, persistante. Il ne lâchait jamais rien et
revenait, avec sa douceur naturelle de petit homme habitué à souffrir vers plus
de sainteté pontificale, il reprenait incessamment, après chaque objection par
son éternel Tu comprends ?... à
la fois spécifique et générique, s’adressant à la fois à l’objecteur, en
conscience, au gêneur, à l’empêcheur de gouverner en rond et à l’assemblée, générale.
Lui aussi, avait un sérieux trouble de l’accommodation.
L’accommodation aux autres. L’accommodation au
réel. Il avait lu Marx et La Bible. Pas dans cet ordre. Il avait réponse à
tout. Jamais pris en défaut, il s’accommodait des objections, un petit tour de Tu comprends ?..., et il repartait
dans son idée fixe, qui n’était jamais la même, qui n’était jamais la sienne,
mais celle que lui imposaient ses chefs. Ce petit chef n’avait jamais été chef.
Il obéissait aux chefs, ses n+1, n+2, n++.
Il obéissait aux injonctions. C’était un bon petit soldat. Il n’était pas
soldat de Dieu. Son projet de papauté lui avait échappé avec son mariage avec
une belle anorexique notoire. Il était né pour être tourmenté. Il n’avait pas
pu réaliser son rêve de chefferie suprême. Il était devenu un petit
cheffaillon, tu comprends ?...,
il relayait la parole des chefs, un petit homme ordinaire, intelligent, qui
n’avait pas eu le courage de son intelligence et avait préféré mettre ses pas
dans les pas de ses chefs. Un bon exécutant, ça vous rappelle des gens,
nécessairement, tu comprends ?…
Pendant une de ces interminables réunions, tu comprends…, son esprit s’égara.
Elle se mit à fixer le vide. Elle développa son
trouble de l’accommodation. Elle ne s’accommodait plus de ces Tu comprends ?...
Cela se
comprend, tu comprends...
L’accent ne lui parut plus charmant, la douceur de
la voix ne la berçait plus gentiment. Nulle agression, jamais. De la douceur,
de la componction, de la compréhension, et le retour, subreptice, de Tu comprends ?…
L’effet de répétition avait abrasé le sens. Le
sens des mots. Le sens du réel. Le sens de ces réunions. Le langage même
subissait une abrasion subtile, les interactions se muèrent en jeux de rôles
infructueux où seul le maître du jeu restait le maître du jeu de l’incompréhension
et de l’accommodation impossible, Tu
comprends ?... Oui. Elle comprenait. Elle comprenait qu’objecter devenait
inutile. Elle comprenait que toute résistance frontale ne faisait qu’allonger
le temps d’exposition au discours lénifiant. Lénifiant. Lénine. Association
d’idées. Lénine avait écrit Que
faire ? Elle ne se posa même pas la question Que faire ? ce jour-là. Elle fit. Elle fit ce qu’elle put.
Elle fit Rien. Le jour où son trouble
de l’accommodation la cueillit en pleine réunion, mûre à souhait, prête à
tomber, déjà blettie par le ronron du discours lénifiant, parodie de
concertation dont l’issue était déjà prévisible d’avance : Je vais te la mettre profond, tu
comprends ?..., elle n’avait pas eu le temps de comprendre. La schize la prit. Elle se fendit en deux.
Son corps resta là. Son esprit s’enfuit, emportant son regard. Elle échappa de
justesse au viol de sa conscience, par la non-pensée, le regard dans le vague,
l’œil non accommodé. Elle pourrait prétendre qu’elle n’avait pas été là quand
cela s’était passé. Elle était là sans y être. Son mécanisme de défense s’était
mis en route. Elle avait quitté son corps, quitté la réunion, quitté le corps
social. Elle ne faisait plus corps avec le corps social. Son psychisme avait
lâché.
Elle ne le savait pas encore.
Elle avait cessé de prendre des notes
frénétiquement, pour suivre toutes les argumentations, les objections,
envisager les contradictions et parvenir à une diminution du dommage, du ravage
en cours dans ce gavage de discours lénifiant remplaçant tout dialogue, toute
concertation et tout accord même minimal sans dol ni violence. Elle ne pouvait
donner son assentiment à ce qu’elle ne nommait pas encore. Elle n’avait pas
nommé La Mascarade. Elle n’aimait pas les étiquetages hâtifs, les étiquetages
machinaux. Elle ne nommait pas La Mascarade. Elle la vivait. Elle souffrait le
martyr de la mascarade encore irrépertoriée,
encore impensée, encore invisible,
faute de mots pour la dénommer. Sa nomination adamique n’avait pas eu lieu.
Elle n’eut pas le temps de désigner la mascarade du nom de mascarade. Elle se scinda.
Le viol de sa conscience était trop déchirant.
Sans même s’en apercevoir, elle s’était échappée
de la mascarade innommée et innommable. Elle n’avait pas lutté. Elle n’avait
pas crié. Elle avait laissé faire. Son esprit s’était enfui. Son corps était
resté là, coupable d’être resté sans bouger, coupable d’être venue là de son
plein gré. Coupable. Coupable. Coupable. Comme tous les violés du monde.
Coupable de n’avoir rien dit. Coupable de ne pas être sortie. Coupable de ne
pas avoir fui. Coupable. Coupable. Coupable.
Le Très Catholique Cheffaillon avait bien
travaillé.
Ils se sentaient tous coupables et ne s’en
rendaient même pas compte, aveuglés qu’ils étaient tous par leur volonté
feuerbachienne, marxienne, chrétienne ou républicaine, de changer le monde par
leur action, par leurs idées, par leur présence, par leur entrisme, par leur
pragmatisme, par leur résistance, par leur résilience, par leur bonne volonté,
par leur accommodation à l’accommodation des choses.
On
s’accommode, tu comprends ?
Coupable sans le savoir, elle se laisser violer la
conscience. Elle désaccommoda ses yeux, elle désacommoda son esprit, elle s’envola
vers le monde des déments.
Elle était partie au loin, exilée de son propre
corps, exilée du corps social.
© Simone Rinzler | 5 novembre 2015 - Tous droits
réservés
Difficile Accommodation À
L'Atelier de L'Espère-Luette
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