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5/04/2015

#MoocDQ3 4056 20150504 Prologue de l’auteur-narrateur...

Prologue de l’auteur-narrateur

Non, je ne peux pas. Je ne peux pas écrire en mon nom. Je ne peux pas écrire sous mon nom. Ce n'est pas possible. Cela mettrait en péril... Quoi ? Je ne sais pas. L'ordonnancement du monde désordonné, la stabilité de mon instable famille, l'inharmonieuse harmonie de mon lieu de travail ? Quoi ? Pire encore ? Tu veux dire que ça bousillerait ma santé mentale ? Tu veux dire ma santé mentale actuelle ? Ah, alors. Tu veux dire que ça la remettrait à l'endroit ? Que je ne me sentirais plus au bord de la folie ?
Ah ! Je vois. Tu fais partie de ceux qui croient qu'écrire, c'est se guérir de la vie. Que c'est une thérapie. J'ai connu un chercheur en sciences humaines qui avait développé cette idée. Ça ne lui a guère réussi au bout du compte. Il est des milieux où toute part de vérité n'est pas bonne à dire, et encore moins à écrire. Et quand je dis, quand j'écris, « Il est des milieux », c'est parce que je ne connais que le monde dans lequel je gravite, le monde littéraire.

Je suis libraire. Je lis. Je lis tout l'été. Je vends des livres. Je rêve de clients passionnés. Par la lecture , par l’écriture. Mais je n'en rencontre que bien trop peu. Je vends beaucoup de livres scolaires, de livres au programme que leurs lecteurs n'auront pas envie de lire, précisément parce qu'ils sont au programme. Mon monde, le monde que j'aime est en train de s'engloutir et moi avec, moi en premier, moi en prime. Je vends des livres-cadeaux qui ne seront jamais lus, car celui qui les achète suit son goût, ou ce qu'il croit être le goût de celui pour qui il fait ce cadeau. Offrir un livre quand on n'est pas lecteur, non, mais quel tracas. Alors, on se repose sur les conseils du libraire. Qui vous questionne. Mais jamais rien ne va. Je ne parle pas de ceux qui font ça à la va-vite, comme un pensum. Non. De ceux qui veulent faire plaisir. Souvent un cadeau pour les tantes, les mères, les vieilles dames respectées, mais craintes, quoiqu’aimées. C'est bien connu, on dit que ce sont les femmes qui lisent.
Parfois, un cadeau pour le père, le grand-père.

Mais, ceux qui lisent, on ne les connaît jamais vraiment très bien, pas vrai ? Leurs livres sont plus importants que vos vies, pas ? Ont-ils jamais parlé de leur joie de lire, de leur jouissance à s'extraire du monde, à s'isoler partout. Dans le silence, au milieu du bruit, dans leur bureau.

Je suis libraire. Je n'ai pas le temps de lire. Je n'ai plus le temps de lire. Je vends des livres scolaires, des livres-cadeaux, des bouses et des moins bouses, à la mode ou pas, des classiques qui resteront, non lus, sur quelque table de salon, jusqu'au prochain grand rangement, quand le soi-disant lecteur se rendra compte que sa décision de se mettre à lire ne tient pas la route, qu'il n'en a pas le temps. Pas le temps. Pas l'envie.
Alors, je porte des cartons. À la pelle, à la palette, par dizaine, par douzaine, par grosses, aurait-on dit autrefois, dès fin août-début septembre.

Mon dos est en compote, mon âme, plus jamais ne dépote.

La déception me gagne. On ne lit plus que des produits, des objets de consommation courante, du rêve de marketing dont l'obsolescence est aussi programmée que celle d'une cafetière, des livres à lire qui ne seront pas lus, par manque de temps, par manque d'envie. Non, qui ne seront pas lus par manque de talent des auteurs en nombre grandissant, par manque de travail d'éditeurs avides de rentabiliser leur affaire, il faut bien vivre, par manque d'imagination des maquettistes qui copient la frénésie des couvertures choc et multiples du monde anglo-saxon. Le livre est un yaourt. C'est l'habillage qui compte, qui retient le futur would-be lecteur. Le lecteur qui voudrait bien être lecteur, se rêve lecteur, achète en lecteur qui se rêve lecteur, lecteur en herbe, mais ne lit pas.

La profession est désabusée, usée, à la peine et en peine. Face à la panne de désir d'une société que la modernité, la postmodernité, le capitalisme financier ont brisé l’élan des amoureux de la lecture, des aristocrates du lire plutôt que rire.

Je me rêvais élève de l'École Normale Supérieure, faisant partie de la cohorte de l'élite de la Nation. Enfant de pauvre, je n'avais pas les clés. Pas d'École Normale Supérieure pour moi. J'ai maintes fois préparé l'Agrégation de Lettres Modernes. N'ai jamais réussi à aller jusqu'au bout. De petits boulots de scribe en petits boulots de bureau, en Bartleby inassouvi, je montrais au monde mon peu d'ambition. Quelque chose en moi se dérobait au succès.

Au hasard des entretiens d'embauche, j'ai débuté dans une petite librairie. Le patron, un type sympa, a tout de suite aimé ma disponibilité, ma gentillesse, mes qualités humaines et littéraires. Sous son aile, mi-paternaliste, mi-idéaliste, j'ai grandi, prospéré. C'était sans compter l'écroulement prochain, probable du marché du livre. Sans en être propriétaire, je suis l'âme de cette librairie. Sans capital, je suis comme la coiffeuse d'à côté, super douée, qui rêve un jour d'avoir son propre salon. Mais elle n'a pas le Brevet, que son C.A.P. Elle sait que son rêve est impossible.

Moi, je me rêve libraire. Libraire dans ma librairie. Libraire dans un beau quartier. Enfin. Un beau quartier, c'est un bon quartier, pour un libraire. Un quartier CSP+. Un quartier où existe la culture du livre. Ou une bonne banlieue. Une banlieue CSP+ aussi. Quand le chaland ne chalande pas, et que je ne prépare pas Noël ou la Fête des Mères, je rêve ma vie. Et je me rêve, je me rêve... Pour un peu, si je me laissais aller, ou si quelque cliente indécise ne venait pas commander un livre qui n'existe pas, je me rêverais même écrivain. Et je pratiquerais cette idée saugrenue de scriptothérapie. Et je me guérirais de mes rêves en écrivant. Et je me...

Hélas, je ne suis que le narrateur de ce récit. Ce récit qui n'est même pas un vrai roman, ni même une autobiographie, mais l'histoire d'un atelier d'écriture rêvé par l'auteur de ce nouveau pavé destiné encore à encombrer les tables de salon, inlu, destiné à me démolir un peu plus le dos, deux fois : une fois à la rentrée littéraire et une autre fois au moment du retour des invendus. Car ce livre, destiné à faire un vrai tabac, ne marchera pas. Pour cause de catastrophe. Nationale. Ou internationale. 

Je ne vous en dis pas encore plus. Mais, vous avez peut-être entendu parler du Syndrome Dany ? Vous souvenez-vous de la chanteuse Dany ? Elle devait participer au Concours Eurovision de la Chanson, ça devait être dans les années 70, je crois. Pompidou était alors Président de la République et le grand public ne savait pas malade. L'ère n'était pas à l'information en continu et le journalisme n'était pas encore devenu ou redevenu ce qu'il est, monde de muck-rakers, fouilleur de secrets crapoteux sans grand intérêt autre que purement anecdotiques et périphériques. Pompidou décéda brutalement. À cette époque, j’étais encore au lycée, les distractions n'étaient encore que télévisuelles avec une seule chaîne ou juste deux ou trois chaînes publiques. La première mesure de deuil national fut de supprimer ce qui était une véritable récréation nationale collective, à savoir la diffusion du Concours de l'Eurovision et la participation de la France à ce concours. La chanteuse Dany, toute jeune femme fraîche et pétillante, était alors très célèbre et très populaire. Tout le monde pensait qu'elle avait de très grandes chances de gagner. Ce concours, c'était une récréation innocente, sympathique, populaire dans un pays qui était fier de sa joie de vivre et fier de participer à la reconstruction d'une Europe moderne, sans guerre, où l'Allemagne, la France et l'Italie ne se livraient plus qu’à des batailles de chansons de variétés. On découvrait des pays inconnus. N'oubliez pas que le tourisme de masse à l'étranger n'était pas encore un produit de grande consommation. On venait à peine de découvrir New York grâce aux duplex avec Jacques Sallebert. France-Soir n'était pas le vilain torchon qu'il est devenu bien avant de couler - ou peut-être l’était-il, et je n’en avais pas conscience. Cinq Colonnes À La Une, premier grand magazine d'information télévisuel, avait pour générique « La Danse des Flammes », extraite de la musique du ballet « Le rendez-vous manqué », de Michel Magne et le Concours de l'Eurovision, prouesse technique et humaine s'ouvrait sur le Te Deum de Marc-Antoine Charpentier.

Mort de Pompidou. Exit Dany. Exit la joie de vivre. Place au deuil. National. Dany disparaît du paysage audiovisuel. Peut-être déprime-t-elle face à sa catastrophe personnelle. Personne n'a jamais parlé de Dany à ce moment-là. On ne le sut pas, mais peut-être que ce fut le début d'un basculement personnel et collectif hors de ces années d'espoir et d'insouciance. Dany, chanteuse et (bonne) comédienne, tomba du jour au lendemain dans l'anonymat le plus total. On apprendra, des années plus tard, qu'elle avait sombré dans la drogue. Quand ? Comment ? Pourquoi ? À cause de la mort de Pompidou ?

Sorry, je suis libraire, mes « fiches » people ne sont pas toujours très à jour. Elle n'a pas dû écrire ses mémoires depuis mon entrée dans le librariat. J'ai dû avoir l'info en essayant de tromper une insomnie devant la télé ou dans la salle d'attente du kiné. Oui, mon dos me fait toujours atrocement souffrir.

J'en ai vraiment plein le dos.

Je bavarde, je bavarde et j'ai un peu perdu le fil. Ça m'arrive de plus en plus souvent, ces derniers temps. La lassitude, sans doute. Quand je perds confiance, que je perds espoir, ce qui n'est qu'assez rare, fort heureusement, mais franchement impressionnant, je me laisse aller et je pars à la dérive. Une dérive du langage, une affection empoisonnée de la parole. Je ne contrôle plus mon image sociale de personne bien comme il faut. C'est pour cela que les clients, mes fameux would-be lecteurs m'aiment bien. Ils me trouvent simple et sympa, sans chichi. Ça leur rend le lieu moins impressionnant. Si je n'avais pas ce maudit bavassage, je n'aurais sûrement pas fait long feu dans le métier. Mais on aime bien les gens qui ont le contact facile. Alors, même si cela me désole (je suis bien loin de mon idéal d'élitisme républicain un peu bébête, un peu grandiloquent), cela me fait une belle vie, de belles rencontres. Ah ! Si seulement il n'y avait pas ce dos en miettes ! Je serais probablement plus alerte, moins prolixe, dans l'action, loin, encore très loin du ressassement qui me gagne et grignote mon énergie. Un Bartleby inassouvi, je l'ai déjà dit, c'est ce que je suis en train de devenir.
C'est quoi, un Bartleby inassouvi ? Oh, peu à voir avec l'original - encore que, sait-on ce qu'est Bartleby, ce que serait l'idéal- type de Bartleby., pour s'exprimer comme Max Weber. Ce n'est pas parce que je n'ai pas eu le courage, le culot, l'entregent nécessaire pour passer l'Agrégation que je suis sans qualité. Il faudrait voir à ne pas juger trop vite. La culture, je ne la vends pas seulement. Je ne suis pas marchand de yaourt. Je la transmets. Je la hume, je la respire, je m'en repais. Elle me plaît. Je lui plais aussi, car elle me le rend bien. La culture et moi, on s'aime (oui, même quand j'ai mal au dos et même maintenant, tiens, rien que d'en parler, elle et moi, j'en ai déjà moins plein le dos. La passion revient, elle n'était pas partie bien loin. Juste un petit coup de mou, comme ça, en passant, un léger vague à l'âme, toujours un peu mélancolique dans un océan de cruelle lucidité, de lucidité terrible qui me fait parfois rire de la naïveté de mes enthousiasmes récurrents, de mes passions torrentielles. La passion me tient. Je tiens à ma passion. La culture me fait vivre. Et non, pas seulement au sens économique du terme. Alors, je suis marchand de passion. C'est tout de même mieux que marchand de sable. - Encore que mon auteure, qui écrit la nuit, sûr qu'elle aimerait bien aussi que le marchand de sable passe plus souvent.

Que je suis bête, je bavarde, je bavarde, je bavarde. Une vraie petite commère de Windsor et j'oublie que si ça se trouve, vous me lisez là, et c'est la nuit, et vous auriez bien besoin, vous aussi du marchand de sable. On fait la pause ?
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Et si vous ne trouvez toujours pas le sommeil, ben... Vous n'avez plus qu'à reprendre dans dix-quinze minutes. Sinon, vous pourrez reprendre demain. Je sens que mon auteure commence à avoir un peu de sable dans yeux.
Allez, on essaie ?...
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© Simone Rinzler | 4 mai 2015 - Tous droits réservés
 
On dirait que le narrateur et l'auteur se mélangeraient les pinceaux à L'Atelier de L'Espère-Luette

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