Fini de rire. De s'amuser. Le devoir s'impose sans y avoir été convié. Fille de devoir, L'Espère-Luette ?
Fille de joie. Fille de rire. Se pourrit la joie. La joie d'écrire. La joie de rire.
Y aurait-il un fautif, quelqu'un quelque part, qui serait à l'origine de sa perte de joie ?
Personne, vraiment.
- En es-tu sûre ? Sûre et certaine ?
- Sûre et certaine.
- Tu en es bien sûre ? Et ce directeur de revue qui a fait ton bonheur il y a deux jours, tu l'as déjà oublié ?
- Non, je ne l'ai pas oublié. Il m'a demandé. Il m'a proposé. Il m'a incitée
- À quoi ? À quoi ?
- À publier, c'te blague ! Tu ne crois tout d'même pas que j'fais tout c'la pour n'pas me faire remarquer, tout d'même ?
- Ben, alors, t'es contente ?
- Ben, oui, bien sûr, que j'suis contente. Mais tu vois, là, il est huit du mat', j'suis réveillée depuis cinq ou six heures du mat', j'ai mal dormi. Je n'ai pas cessé de m'réveiler, y'a quelque chose qui m'turlupine...
- Et tu crois que ça aurait à voir avec le garçon ?
- Oui et non. Tu connais ma peur panique de publier en mon nom. Ce n'est pourtant pas faute d'écrire ! Ça fait plus de vingt ans que j'écris. Même des bouquins entiers. Et que je ne publie pas. Que quelque chose me bloque, m'empêche de publier en mon nom. Oh ! J'ai bien publié en mon nom. Des tonnes d'articles pour ma recherche. Des trucs de plus en plus chiadés. Et même un gros bouquin sérieux de philosophie politique et stylistique sur la parole manifestaire dans le monde anglophone au XXe siècle.
Mais au moment de me décider à publier. Rien. Le trou. La panique. L'horreur. La trouille invalidante. La trouille impuissante. Une trouille phénoménale. Là, je ne me sens plus géniale. Ça me rabaisse les ardeurs hubristiques, j'ai le narcissisme en berne, morne, débandé. Finie la fille débridée. Ça doit être pour cela que je me suis intéressée à ceux qui avaient le courage de sortir de l'ombre du silence pour laisser filer leur parole de revendication. Pour les autres. Parce que je suis incapable de revendiquer pour moi.
- Toi ? Incapable de revendiquer pour toi ! Non, mais tu veux rire, ma pauv'fille ! T'es toujours là, à la ramener, à nous faire chier avec ce que tu veux écrire, ce que tu es en train d'écrire, et au moment de te faire publier, pour une fois qu'on vient de chercher, tu r'nâcles, tu r'naudes, tu fais ta finaude, tu finasses, tu fais ta pétasse. Non, mais, t'as vraiment un truc qui tourne pas rond dans ta p'tite tête, ma pauv'fille ! Tu fais une thèse sur le passif anglais, tu en déduis qu'"il y a de l'actif dans le passif", que passiver, c'est ne pas se mettre en avant, mais qu'à la première personne, c'est un moyen de timide pour se remettre sur le devant de la scène, comme dans I like to be asked, I want to be loved et même I want to be loved by you, just you, nobody else but you, et voilà que là, on te demande et que tu freak out, que t'as envie de te casser sans demander ton reste ! J'vais t'dire un truc. Tout ça, c'est des trucs qu'on t'a mis dans la tête. Tu sais bien que tu le sais bien. Eh bien, pour une fois, agis comme un homme, toi qui t'es toujours enorgueillie de faire comme un homme. Fais pas ta gourdasse et envoie ! Allez ! Envoie-leur le bois !
Mais, tu n'as vraiment rien compris, toi ! Bien sûr, que j'vais envoyer le bois, la purée, la sauce. Et qu'ça va faire mal. Je l'sais bien que c'type a du flair. Ce n'est pas d'mon talent que j'doute. Tu verras quand le texte que j'ai écrit sera publié. Noooon... Pas çui-ci ! Ça, c'est juste pour me calmer les nerfs, et pendant c'temps-là, j'm'entraîne à faire des dialogues romancés, ce que je n'avais pas encore vraiment fait. Tu sais ce que ça me rappelle ? Tu sais vraiment ? La fois où j'ai eu la pire, enfin, la meilleure trouille de ma vie. Une trouille surmontée. Quand j'ai rencontré Mon Prince Qui, etc. Et qu'il a voulu que je vienne habiter chez lui. Vouloir quelqu'un à ce point, ça m'avait foutu la trouille. Mais une trouille ! Dingue ! J'ai failli filer. C'était il y plus de trente ans. Tu sais que j'ai toujours fait en sorte de surmonter mes peurs. À tel point qu'on dirait que ma vie, ce n'est qu'une succession de surmontages de trouilles en série. Là, j'étais peinard, en r'traite, en attente de rien, enfin au calme, je dormais bien, je baisais bien, je riais bien, j'souriais bien. Et paf ! Ce type me propose de publier un truc dans sa r'vue en ligne, un truc hyperconfidentiel que personne ne lira jamais, je le sais bien, et v'là qu'je m'fais ma mijaurée, ma timide, mon infantile, que, d'puis cette nuit, j'en dors plus. Je reconnais bien les symptômes, va : j'avais les mêmes quand je faisais de la recherche. Oui, et je sais ce que tu vas m'dire ! Que j'ai surmonté. Ouais. J'ai surmonté. Avec brio, même. Enfin... Pas au début, il m'a fallu le temps de m'habituer. De peaufiner mon savoir-faire, mais là, j'ai quand même cette expérience-là derrière moi. C'est pas un p'tit burnout de rien du tout, tout juste quelques années d'horreur entre avant et après, qui va m'faire oublier tout ça. Alors, publier, oui, bien sûr, je vais le faire. Mais il m'en coûte. Il m'en coûte.
...
Bon, allez, je ne réfléchis plus, et je poste sur mon blog. C'est à ça qu'il me sert. À surmonter ma trouille d'être publiée tout en satisfaisant mon désir d'être publiée pour être lue.
Et reconnue.
Mais ça... C'est encore une autre histoire. C'est même un demi-chapitre de mon bouquin impublié sur la parole manifestaire. Mémoire et promesse, reconnaissance et parole inaudible sont au coeur de la parole de revendication. Ça t'en bouche un coin, hein ?, que j'puisse en parler si facilement qu'ça et que je ne puisse pas le réécrire pour le publier, c'truc-là. Oui, comme si je n'arrivais toujours pas à me prendre au sérieux. Comme si cela m'était interdit. À moins que ce ne soit encore la fatigue subséquente au burnout ? Tu sais, ce truc, ça te déglingue bien son bonhomme, même qu'il est une femme, euh c't'homme.
- Euh, dis donc... Tu vas tout d'même pas lui infliger l'autofiction de ta trouille à deux balles, quand même ?
- Ben, non. Non, mais, pour qui tu m'prends ? Bon, allez, la crise est passée. J'vais r'tourner m'coucher sans réveiller Mon Prince Qui, etc., et qui sait ? Peut-être que la joie reviendra. Rien d'tel qu'un bon coup d'pine dans l'cul pour t'remett'e les idées en place ! La névrose, ça va bien à p'tites doses, mais, comme ils disent, faut savoir consommer avec modération. Sinon, ça use trop les neurones, et moi, là, ben, j'en ai b'soin, de tous les miens. Faut qu'j'me remue la méninge. J'ai des choix de textes à faire dans la semaine, moi !
- Sacrée Solange, va !
© Simone Rinzler | 13 décembre 2014 - Tous droits réservés
Allez !
Envoi !
Il sera bien temps de corriger plus tard. Faut pas bloquer l'impulsion. Ça ronge l'estomac, ruine les artères et bloque la joie.
Clic !
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire