J'ai fait le rêve le plus étrange dont je me souvienne depuis longtemps. Je m'en souviens avec une clarté
[Pas de ponctuation. Inutile de préciser. Y aller.]
Je venais de tomber enceinte. Mon mari et moi avons accepté la nouvelle avec joie et sérénité. C'était naturel pour lui d'accepter. Il était heureux de ce quatrième enfant. Moi, j'étais étonnée. J'avais abandonné l'idée de la maternité depuis bien longtemps.
Je sais que je ne peux plus avoir d'enfant. Alors, pour moi, c'est un étonnement. C'est aussi un grand réconfort de voir ce petit, ce nouvel enfant accueilli si simplement. Je me plie à cette acceptation avec douceur. Je suis calme ; un calme heureux. C'est accepté, ce cadeau non désiré.
On n'en parle plus.
Mon mari, c'est bien mon mari, et moi c'est bien moi. On est heureux de la vie. On la prend comme elle vient. On ne se prend pas la tête.
Je suis presque un peu étonnée que cela ne m'inquiète pas plus que cela. Peut-être que je le lui dis.
Peut-être que je reconstruis déjà, j'ai déjà commencé à analyser que j'ai enfin accepté, vraiment accepté d'être grand-mère, de ne pas être celle qui est en charge, d'accepter que je ne peux pas tout contrôler, ni façonner le monde à mon idée. Je ne suis pas seule sur terre. Jusqu'à présent, c'est un peu comme si c'était une vue de l'esprit. Pas une chose ressentie. Je les laisse vivre leur vie. Je leur fais confiance. Enfin. J'ai abandonné mes enfants pour les laisser enfin devenir grands, se débrouiller dans le monde tous seuls. J'ai lâché mon emprise que je ne croyais pas, ne savais pas être emprise
C'est eux qui avaient pris l'emprise de mon cerveau depuis si longtemps.
Comme ils ont dû manquer de liberté avec une mère aussi inquiète pour eux. Juste inquiète et peut-être insuffisamment protectrice. Surtout pour mes deux premiers enfants. Moins pour notre fille commune qui a bénéficié du calme de son papa. C'est drôle, je ne dis jamais papa, d'habitude.
C'est la tendresse qui ressort. La fermeté, la dureté a cédé le pas au naturel. Je ne fais plus les choses exclusivement intellectuellement. Je dois être davantage à l'écoute de mes sentiments, de mes désirs, (je vois que j'en retrouve, des désirs), de mes envies, aussi, qui deviennent plus simples et moins grandiloquentes, moins dépendantes du regard des autres.
Il m'aura fallu plus de soixante pour arriver à ne plus lutter contre moi-même et trouver, retrouver la douceur d'être. Simplement. Juste être. Être bien. Être en paix, avec soi. Le fait d'écrire et non de dire introduit un côté factice par rapport à la parole vive. Mais là, mon seul juge, mon seul auditeur, qui ne juge pas, mais écoute avec une attention pas encore très flottante, mais franchement bienveillante, c'est moi.
Je sens que je me suis déprise du besoin de l'approbation des autres. Je crois que c'est l'effet de l'écriture, depuis que j'ai commencé la nouvelle version d'ALADELE (c'est le NomDeCode de mon roman) avec des dialogues monologués, concoctés pour la plupart, à l'abri du regard extérieur du blog.
Je viens d'être interrompue. Je reprends le rêve.
On n'en parle plus. C'est un fait accepté. Je suis enceinte. Bien sûr qu'on va le garder. Malgré notre âge, ma fatigue, notre envie de nous amuser. Un cadeau comme ça, ça ne se refuse pas. Ça arrive comme un bienfait. Pas comme un bien fait pour toi. Pas comme un désastre. Comme un fait de vie. Un fait. De fait. C'est fait.
Je me retrouve immédiatement après au lycée, que j'appelle lycée, mais qui est la faculté. J'arrive dans une salle des profs que je ne connais pas, ou plus, une salle des profs indéfinie et j'annonce que je suis enceinte.
Immédiatement, je me sens obligée de justifier que je prenais un moyen de contraception. Je sens en moi monter une sensation de malaise, de malaise moral, pas physique. Un peu comme si j'étais en faute de tomber enceinte à mon âge. Il n'est donc pas question de s'interroger sur ma ménopause arrivée il y a bien longtemps dans le réel, bien trop tôt, bien trop jeune, et si perturbante, moralement et physiquement. Je parle avec Marianne Braneski, je ne me souviens plus de ce que je lui dis, je sens que je m'enferre, je ne sens pas une écoute attentive ou bienveillante ou chaleureuse ou amicale. Rien que le fait de se trouver là et de se rendre compte que je ne parle pas a la bonne personne et que j'aurais mieux faire de me taire, de taire mon petit bonheur, j'ai l'impression que je suis en train de le souiller, ce petit bonheur, en en parlant avec des gens qui n'en ont rien a faire, qui sont juste là au moment où j'ai envie de partager un Bonne Nouvelle et surtout un étonnement, un étonnement joyeux qui se transforme en enfer social, enfin pas vraiment un enfer, une sorte de purgatoire, de zone de non-droit où les vivants n'ont pas le droit d'exprimer leur vie, ce qui les fait vivre et les étonne, les surprend, et les cueille avec une sorte d'émerveillement amusé. L'heure n'est plus à l'émerveillement amusé. J'ai l'impression de progresser dans une boue collante, chaque pas devient difficile et je m'enfonce davantage, à chaque pas, à chaque parole ajoutée.
Il faudrait que tu te taises, bon sang, mais tu ne peux tout de même pas t'arrêter au milieu d'une phrase, de ce que tu crois être une conversation. Il y a au loin Armelle Taniou. Marianne, un peu plus sympa, quoique toujours si distante, si perdue dans son propre mal-être qu'elle en a perdu, l'a-t-elle jamais eue, la capacité de communiquer avec l'autre, avec les autres, autrement qu'en chuchotant ce qui semble d'incroyables secrets auxquels seuls quelques rares privilégiés auraient le droit. Et Armelle, la fieffée, la sacrée, la putain de je-ne-veut-pas-dire-quoi de compète. Marianne et Armelle et une foule indistincte, enfumée comme les anciennes salles de profs de collège d'autrefois, au début de ma carrière, dans ma jeune jeunesse, quand je pouvais encore entrer dans une salle des profs et déclarer, sans que cela pose problème à qui que ce soir, "Je suis enceinte. Pourtant, je n'aurais pas dû. Je prenais un moyen de contraception".
Il y avait comme une foule indéterminée, c'est-à-dire, personne de vraiment important, des gens, des gens de passage, de simples collègues, plus des collègues comme je l'avais connu autrefois, des collègues et amis, des collègues et copains, des gens qui partageaient leur quotidien professionnel ensemble, certains s'aiment très bien, d'autres un peu moins ou beaucoup moins, mais des gens qui ne ne se montraient pas combien la présence et la parole ou le silence des autres les insupportait. De ces espèces-là, il n'y en avait que quelques-uns, très rares, des malades, enfermés dans leur monde, ouverts à rien. Elles ont bien changé les salles de professeurs à la fin de mes dernières années. Il y avait donc Marianne et peut-être Armelle. Ou pas, peut-être que je brode sans le savoir en le disant, en l'écrivant.
Tout devient très flou dans cette partie de rêve et se termine sans se terminer, comme si j'avais achevé mon rêve et m'étais endormie. J'ai bien dormi. Ce matin, je me suis réveillée reposée, même si mes yeux étaient gonflés, peut-être de l'effort de la marche de vingt minutes d'avant-hier sur le tapis de course avec inclinaison. J'avais fini complètement crevée avec des battements de cœur un peu trop importants pour une reprise.
Nous avions fait l'amour hier soir après une petite bouderie commune relativement courte, mais une bouderie sexuelle un peu plus longue qui commençait vraiment à me peser. J'étais bien. Sans plus. Mais bien. Bien que la bouderie soit terminée. Un peu désolée que nous n'ayons pas fait l'amour l'après-midi quand j'en éprouvais, pendant longtemps, un très fort désir, très fort, très prenant.
Mais bien. Bien comme quand on est bien.
Rassuré.
Que tout va bien.
Qu'on est heureux et qu'on ne s'en rend même pas compte.
Voilà, c'était un bonheur silencieux, un bonheur qui ne dit pas son nom, qui se fait tout petit, qu'on ne remarque pas et qui est là comme un ange gardien. Même quand on ne croit pas aux anges gardiens, on en a probablement un. L'ange gardien, c'est le bonheur tranquille qui ne dit pas son nom, qui se tait, que personne ne voit et qui est bien là, celui qui nous fait crever de douleur quand il s'en est allé et dont le silence nous donne envie de hurler à la nuit, de hurler à la mort, de crier à la lune la perte du bonheur perdu.
Ben, là, il était là, le bonheur. Le bonheur du quotidien. Le bonheur de la routine. Le bonheur que tant de gens qui réfléchissent trop s'interdisent de vivre par peur de quitter leur noirceur, par addiction à leur malheur.
Je pense à quelqu'un quand je dis ça, quand j'écris ça. Je pense à un des mes amis qui a toujours eu si peur de la routine qu'il en a adopté une autre, la routine de la solitude, de la liberté quasi solitaire, un même enchaînement à la routine que la routine d'un couple en couple, avec moins de joie réelle et simple, me semble-t-il, moins d'acceptation du bonheur simple.
Ce n'est pas si facile, d'accepter un bonheur simple.
Nous vivons dans une société qui ne monte pas en épingle la simplicité, le bonheur simple, la joie des petites joies, multiples (et des grands orgasmes !). Pour les baby-boomers et les presque post-baby-boomers de soixante ans dont je fais partie, il y a comme une injonction à être héroïque, remarquable, une injonction folle qui nous a modelés au point où je retrouve tant chez moi que chez les hommes politiques de différents bords - Sarkozy, Hollande, probablement Ségolène Royal - et chez mes amis un peu plus vieux et engagés politiquement à gauche (je connais moins ceux qui sont vraiment engagés politiquement à droite, parce qu'être de droite ne réclame pas d'engagement particulier, il suffit de suivre la pente dans une société profondément de restauration, traditionaliste et de restauration d'un passé fantasme comme meilleur, par oubli du réel du passé), que je retrouve chez "nous", les sexagénaires, une culpabilité mortifiante qui découle de la deuxième Guerre Mondiale : cette obligation à s'engager. Ou à résister. A faire de la résistance. Comme une mission secrète imposée par nos aînés, une injonction incontournable qui nous a empêchés de vivre notre vie tranquillement et qui nous somme, en quelque sorte, d'être en Guerre Permanente, la pire des Guerre.
La guerre contre nos désirs et nos aspirations, la guerre contre nous-mêmes qui en avons assez d'être redevables des résistants et des combattants d'avant, prisonniers que nous sommes du devoir de mémoire.
Le devoir de mémoire. Injonction discrète, personne ne la voit. Elle nous empoisonne. Droit à la vie serait tellement meilleur. Nos pères et nos mères nous ont sommés de les respecter, de respecter leur souffrance. Abîmés par la guerre, la deuxième guerre, celle d'Algérie, d'Indochine ou d'ailleurs, nos pères et mères, héros, tombés, ou mères courage, survivants ou décédés, nous enjoignent de procéder à la continuation de ce qui fut leur destruction. Ils nous en enjoints d'être leurs parents de substitution, d'être leur sucre d'orge, leur bâton de vieillesse. Ils nous ont enjoints à la mort avant même de naître, de n'être. Nous ne pouvons être nous, être soi, sans nous conformer à cette mortelle injonction de la génération d'avant, cette génération de la passion du discours officiel, du discours vibrant, du discours diffusé à la radio, le discours de Pétain, de De Gaulle, d'Hitler, le discours de Mao, de Malraux, le discours, le discours, le discours. Emphatique. Héroïque. Le discours de Churchill, aussi. La discours avec des trémolos dans la voix. Dernier en date dans la mémoire du pays, le discours de Valls.
La Passion du Discours. Le projet de mon deuxième livre sérieux, projeté, non ecrit, et qui ici resurgit, au coin d'un rêve, dans un projet littéraire. La passion du discours. Une passion sous le joug de laquelle un pays entier reste accroché, sans jamais y penser, un pays rentier reste scotché, agrippé, enchaîné.
Il faudrait apprendre à se déprendre de la passion du discours. Cela devrait être le premier engagement à prendre. Le seul véritable engagement. Se dégager du discours, de la parole publique, officielle ou officieuse, prendre le temps de penser le monde sans se laisser influencer par quelque discours que ce soit, en apprenant, vraiment à penser par soi-même, avec l'aide d'autre penseurs, pas avec l'aide de discoureurs, de prêcheurs, de propagandistes ou de manifestaires, c'est ainsi que j'appelle les rédacteurs et initiateurs de manifestes dans mon travail de recherche.
Voilà de quoi je suis grosse. De cette œuvre inécrite encore, impubliée, de cette œuvre projetée, envisagée sur la passion du discours.
Essai, roman, poésie, chanson. Qu'importe. Je l'écris souvent, ce "Qu'importe".
Ce qui compte n'est pas la forme mais le surgissement de cette parole de contre-discours.
Tout en sachant qu'un contre-discours est encore un discours, tout comme un contre-torpilleur est aussi un torpilleur, comme l'a écrit Barbara Cassin, je crois bien que c'est elle. À moins que cela n'ait été Bourdieu. Les références précises s'amenuisent à mesure que je quitte la recherche universitaire et m'en sers dans mon avancée littéraire.
Je suis enceinte d'un livre, d'un discours, qui cherche à pousser, à mûrir, à naitre, à venir à l'être. Une dernier parole manifestaire de ma part, avant la prochaine, et la suivante, et la suivante encore.
Je cherche encore le format, le style de cette parole. Le format universitaire ne me convient pas, ne me convient plus, il est trop convenu, trop ardu, trop spécialisé. Je n'ai plus à faire mes preuves en ce domaine. Je les ai déjà faites. Il me faudra m'en satisfaire, malgré, malgré, malgré... De mauvais, puis de bon gré. Le roman m'est trop ardu et j'ai peur de m'y engager, même s'il est déjà trop tard et que j'ai fait plus que commencer. Je suis déjà dedans jusqu'au cou. C'est trop tard, j'y ai déjà goûté, il me sera dur de m'en passer. Alors je ne m'en passerai pas. Je ferai, en alternance, ce que je peux, ce que je veux, sans souci du regard des autres. J'ai repris la maîtise minimale de mes émotions qui me permet de venir revivre du côté des humains non sévèrement déprimés. Le reste n'est que la vie. Pas toujours rose. Pas toujours noire. Et jamais vraiment grise quand s'efface la dépression et que revient la vie. La vraie. Le long fleuve tranquille que tu ne crains plus, que je ne crains plus. Il est doux à mes oreilles, ce long fleuve tranquille. Pourquoi donc se forcer à toujours plonger dans le torrent, se surpasser dans des entreprises de d'émotions de soi, de son confort, quand on sent, quand on sait que l'on en n'a pas besoin, que l'on n'en a plus besoin. Qu'on est enfin calmé. Que l'on aime le calme.
Et que c'est loin, mais alors, vraiment très loin, d'être la mort.