Tu fais ton pilulier...
Tu t'arranges pour le faire quand il n'y a personne à la maison. Pour ne pas te tromper. Ce n'est pas toujours le cas. Il t'est arrivé, ces dernières années, d'avoir tant à faire que tu as fini par ne plus le faire quelques jours à l'avance et te retrouver, par deux fois, devant la course aux médicaments "manquant fournisseur".
Mais ce n'est pas de la glace à la fraise !
(Tu n'aimes pas cela d'ailleurs et tu peux d'autant plus t'en passer).
Ce sont des médicaments au long cours pour des affections pour lesquelles il est très périlleux de dérégler un dosage qui te permet de vivre en équilibre, sans tachycardie, ni brachycardie, sans bouffées de chaleurs, ni frissonnements glaciaires, sans excitation, ni ataraxie, sans dérèglements intestinaux, bref, sans tous les petits et grands emmerdements contradictoires des maladies auto-immunes, ces maladies dites de système, conjugués à une tendance anxieuse et un vieux fond dépressif qui peut pourtant te laisser en paix pendant des années et qui est venu se rappeler à toi ces quelques dernières années où tu avais fini par devenir désespérée.
Voilà maintenant plus de vingt ans que tous les mois, tu fais tes quatre piluliers pour le mois à venir.
C'est devenu un rituel. Involontaire. Tu ne voulais pas que cela devienne un rituel. Mais toute chose que tu fais chaque mois, sans interruption, régulièrement, toutes les quatre semaines depuis plus de vingt années, c'est forcé que ça devienne un rituel, même contre ton gré.
Tu prépares tout. Sur la table d'abord.
À gauche, toutes les boîtes de médicaments que tu dois utiliser.
À droite, toutes celles que tu viens d'utiliser.
Sur la chaise, à gauche, tu déposeras tous les déchets, boîtes vides, blisters métalliques et plastiques, notices, bouchons et boîtes que tu ne gardes pas.
Devant, les boîtes plastiques, petites ou grandes, solides, hermétiques, vides, que tu garderas pour y ranger des clous, des vis, des babioles, et même des bouchons d'oreille pour voyager, supporter des concerts trop bruyants, entendre mieux dans un bruit ambiant, parfois quelques comprimés supplémentaires en cas de besoin.
Juste devant toi, les quatre semainiers d'une couleur différente. Un bleu, un jaune, un blanc transparent et un orange. Pour savoir où tu en es de ton traitement.
Tes semaines sont rythmées par ces couleurs qui s'enchaînent.
Depuis quelques mois, tu ne respectes plus le code couleur. L'ordre n'a plus d'importance. Tu ne travailles plus, tu as davantage le temps de faire attention. Tu peux contrôler ce qui t'est vital un peu plus régulièrement.
Tu ne ressens plus l'obligation d'une organisation quasi militaire. Tu te souviens que tu es fille de fille de militaire, elle-même fille de fille de militaire. La lignée maternelle t'a imposé l'organisation militaire des hommes de ta famille. Tu n'y penses même plus. Tu ne saurais pas vivre sans organisation. Tu serais perdue. Tu n'aurais jamais rien foutu.
L'intérêt de savoir s'organiser, sans avoir même à y penser, c'est que tu y penses une fois, une bonne fois pour toutes, sauf si tu te rends compte qu'il faut apporter des modifications pour que cela soit plus rapide, plus pratique, plus efficace, pour y penser encore moins, ne pas se vivre comme malade. C'est peut-être pour cela que tu as toujours fait beaucoup plus de choses et vécu infiniment plus d'expériences que la moyenne des gens. Mais là aussi, tu peux te tromper.
Tu es organisée comme si tu devais mener un jour une guerre sur le terrain.
Tu ne savais même pas que tu étais tout le temps prête à la guerre.
Tu fais juste comme on t'a appris à faire. C'est devenu comme une seconde nature.
Tu n'y penses même plus.
Surtout maintenant que tu ne travailles plus. Ton problème serait plutôt "Que faire maintenant de tout ce temps dégagé ?".
Mais tu as trouvé.
Tu as le temps d'écrire, puisque tu ne passes pas ton temps à chercher ou à organiser des choses. Voilà peut-être pourquoi il faut apprendre l'organisation aux enfants quand ils sont tous petits, pas comme un truc obligatoire, mais chaque fois que tu leur apprends quelque chose, tu ranges toujours au fur et à mesure et tu exiges qu'ils le fassent eux aussi.
Une chose qui n'est pas rangée est une chose perdue chez quelqu'un qui, comme toi, a vécu sous l'impératif catégorique de guerre :
"Chaque chose à sa place et une chose à chaque place".
Au moment d'écrire, un doute orthographique te vient à l'esprit : "À sa place" ? Avec un "à accent grave" ? À moins que ce n'ait été un "a" sans accent, du verbe "avoir", comme un constat d'appartenance : "Chaque chose a sa place", sous-entendu, "là où elle doit être mise, être placée et replacée après utilisation" ?
C'est un précepte oral. Tu n'as jamais réfléchi à son orthographe ni à sa grammaire. Tu as toujours pensé cela en termes d'état de fait.
À bien y réfléchir, en linguiste, ce ne peut être écrit qu'avec un à avec accent grave : la deuxième partie "et une chose à chaque place" en comporte un aussi. Les sentences et maximes privilégient la symétrie grammaticale. Pas de verbe avoir, pas de a sans accent, donc.
Ce précepte maternel, c'est comme un proverbe, une maxime cardinale qui t'accompagne depuis toujours, plus ou moins à ton insu :
Chaque chose à sa place".
Cela doit être comme cela, il faut qu'il en soit ainsi.
Ainsi-soit-il.
Amen.
Pour ce qui est de la deuxième partie, "une chose à chaque place", là, tu as fait ta rebelle.
Ou tu as tiré parti des enseignements paternels silencieux. On peut entasser.
Et des dégoûts maternels aussi. Il fallait qu'il y ait de la vie dans la maison. La salle à manger ne devait pas ressembler à celle un marchand de meubles, vide, sans vie.
De ce côté-là, te voici protégée.
Tu as d'ailleurs conservé la même petite manie, partagée à des degrés divers avec celui qui accompagne ta vie. Si l'organisation est ton fort, tu es une redoutable organisatrice, ou plutôt, tu l'étais, tu as quand même quelques réticences et es un peu en délicatesse avec l'ordre. À tous les sens du terme.
L'organisation personnelle, oui, l'ordre, euh...
Tu verras cela un autre jour.
"Demain est un autre jour" à aussi accompagné ta jeunesse.
Tu n'es pas obligée de tout dire ici aujourd'hui. "Gardes-en pour demain !"
Oui... Ça aussi.
"Eh ! Mais que voilà un bel agencement épicuro-spinozien !, penses-tu d'un coup. Ne pas se goinfrer, le véritable épicurisme et privilégier les affects joyeux de ton cher Spinoza.
La philosophie te manquerait-elle ?
Oui.
Et non.
Elle ne t'a plus jamais quittée depuis que...
Elle fait partie de ton projet littéraire, en sous-main, en sous-marin, en catimini, en tout petit mimi. Tu sais que "La Littérature Pense". Cela tombe bien. Toi aussi. C'est cette littérature-là que tu veux écrire.
Une littérature qui pense, qui pense le monde, le langage et les humains, à partir de petit faits, tous petits, aux grands effets.
Que ne ferais-tu dire au remplissage d'un pilulier ?
© Simone Rinzler | 10 février 2015 - remanié le 5 mars 2015 - Tous droits réservés
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